Shanghai – Sauvetage par l’image

Laurence BAGOT, Le Temps, 24 avril 1999

Reproduit ici avec l’aimable autorisation du journal Le Temps que nous remercions.
(À relever que l’article était une double page dans le supplément du samedi, magnifiquement illustrée par des photographies de Deke Erh, l’un des auteurs de l’ouvrage dont il est question ci-dessous, et de Xavier Lecoultre)


Patrimoine Dans cette ville qu’on surnommait le « Paris de l’Orient », les riches du temps des concessions étrangères (1843-1946) ont construit des palaces d’une folle audace. Aujourd’hui, les 14 millions de Chinois qui la peuplent n’ont que faire de ce passé. Sauf Tess Johnston. Shanghai: Laurence Bagot

En ce dimanche d’avril, la matinée a été pluvieuse à Shanghai. Mais Tess Johnston n’a pas perdu sa journée. « Regardez le trésor que j’ai déniché aux puces, jubile cette Américaine, la soixantaine enthousiaste, en tendant un pavé intitulé Visions de Shanghai en 1941-1942. Cet ouvrage est une mine pour une historienne comme moi! » Depuis 1991, cette ancienne diplomate qui a bourlingué du Vietnam au Laos, en passant par Berlin et Paris, n’a qu’une passion: le patrimoine architectural de Shanghai. Infatigable, elle consacre ses journées à visiter le moindre recoin de cette ville de 14 millions d’habitants, scrutant chaque bâtiment ancien, frappant aux portes de toutes les vieilles demeures dans l’espoir d’y découvrir de précieuses reliques du passé.

La tâche est colossale: au début du siècle, Shanghai fut une des métropoles les plus florissantes de la planète sous l’égide des Britanniques, des Français et des Américains. Dans celle qu’on surnommait le « Paris de l’Orient », les riches banquiers ou les commerçants fortunés de toutes les nationalités rivalisaient d’audace et de goût pour se construire des palaces et des bureaux dignes de leurs ambitions. Manoirs dans la pure tradition anglaise, immeubles Art déco, villas tout en stuc à l’espagnole, décorées de bois et de tourelles à la scandinave ou aux lignes classiques à la française, église russe aux dômes bleu roi ou cathédrale gothique: au temps des concessions étrangères (1843-1946), toutes les folies étaient permises dans cette capitale cosmopolite.

L’argent du commerce de l’opium, des étoffes ou des épices coulait à flot. Des architectes affluaient par bateau du monde entier pour exercer leur talent. Les sociétés occidentales de matériaux luxueux (marbre, mosaïques, robinetterie… ) y avaient pignon sur rue. Les artisans chinois, aussi nombreux que bon marché, travaillaient la pierre, le bois, le fer forgé avec précision. « Chaque notable étranger voulait pouvoir exhiber la maison la plus moderne, la plus sophistiquée, la plus grande en s’inspirant du style de son pays, explique Tess Johnston. Voilà pourquoi le patrimoine de Shanghai est unique: il est un pot-pourri de l’architecture de plus de vingt pays. Par ironie de 1’histoire, le style chinois est celui qui manque le plus à ce formidable mélange. »

Il est vrai que, pour les riches hommes d’affaires locaux, ces fameux compradores qui travaillaient comme intermédiaires pour des entreprises occidentales, il n’était pas de bon ton de bâtir un pavillon traditionnel chinois. Ainsi, la famille Kwok avait choisi un architecte suisse nommé Luthy pour ériger une belle bâtisse à colombages dans l’ex-rue de Lucerne, en plein cœur de la concession française.

Musée vivant de cette époque fastueuse, le Bund, la célèbre avenue le long de la rivière Huangpu, prend de surprise le visiteur tant il ressemble aux abords de la Tamise dans le centre de Londres. Ce quai d’un kilomètre de long, qui fut le quartier d’affaires le plus prestigieux de la ville dans les années 30, a peu changé. Des bâtiments majestueux en pierre de taille, enrichis de colonnes et d’arcades et coiffés de dômes et de tourelles s’y succèdent. A l’époque, ils abritaient les quartiers généraux des banques les plus prestigieuses d’Asie: la toute-puissante Hongkong and Shanghai Bank (dont le siège tout en granit était alors considéré comme le plus beau bâtiment qui puisse être trouvé entre Suez et le détroit de Béring), la Bank of China ou le Comptoir d’Escompte de Paris.

Les grandes entreprises avaient aussi élu domicile sur le Bund comme la société britannique Jardine Matheson, figure de proue du commerce d’opium, qui s’y fit construire en 1920 un imposant immeuble de six étages dans le style de la Renaissance anglaise. Emblématique de la splendeur du Bund, l’Hôtel de la Paix (aujourd’hui géré par l’Etat) reste un vestige exceptionnel de l’architecture Art déco des années 20.

Surmontée d’un toit en forme de pyramide, la façade affiche des lignes droites et pures. A l’intérieur, chaque détail témoigne de l’opulence de son propriétaire de l’époque, Sir Victor Sassoon, petit-fils d’un marchand juif de Bagdad et l’un des hommes d’affaires les plus flamboyants de Shanghai au début du siècle. Les luminaires y sont signés Lalique; les colonnes en bois d’ébène, entièrement sculptées de motifs géométriques, contrastent avec le marbre blanc; chaque fenêtre est un vitrail transparent ou multicolore.

Classé dans la liste des sites historiques de la ville, le Bund a un avenir assuré: la plupart des bâtiments, propriétés de l’Etat, ont été récemment restaurés, et cette adresse prestigieuse attire à nouveau les grandes sociétés chinoises. Ailleurs dans Shanghai, le sort réservé aux milliers d’autres riches demeures de la ville reste beaucoup plus incertain. Saisis par le gouvernement communiste en 1949, beaucoup de bâtiments ont alors été transformés en logements communautaires ou en bureaux administratifs. Mais leur architecture est demeurée intacte pendant quarante ans. Seules les années chaotiques de la révolution culturelle ont décapité quelques statues ou saccagé des fresques, symboles trop voyants du passé capitaliste de la ville.

« Lorsque je suis arrivée à Shanghai pour la première fois en 1981, tout était terriblement sale et délabré; mais rien n’avait changé depuis le début du siècle. C’était une vision fantastique! » se souvient Tess Johnston. Sorti du Bund, il est difficile d’imaginer aujourd’hui, la splendeur de Shanghai. Depuis son réveil économique au début des années 90 sous la férule de Deng Xiaoping, le centre-ville s’est transformé en une mer de grues, de gratte-ciel et de voies rapides surélevées.

Au total, seuls 200 bâtiments font partie du patrimoine protégé de la municipalité. Les autres disparaissent peu à peu sous la pression du boom immobilier. Une promenade dans l’ex-concession française, alors le quartier le plus chic de la ville où les théâtres et les clubs côtoyaient les belles villas, suffit à donner le tempo de cette métamorphose. Les anciennes longtang, ces allées étroites bordées de maisons mitoyennes aux toits de tuile, font figure d’anachronisme au milieu des tours de verre. Au détour d’une rue bordée de platanes, une belle demeure bourgeoise à la parisienne est tapie dans un jardin verdoyant, telle une miraculée des promoteurs immobiliers.

« Les Chinois ne se reconnaissent pas dans cette architecture occidentale, juge Tess Johnston. C’est légitime, la Shanghai de l’époque n’était pas leur ville. Pourquoi feraient-ils aujourd’hui des efforts pour la conserver? » Dans l’indifférence générale seuls quelques historiens ou architectes, la plupart réunis dans l’Association architecturale de Shanghai, tentent de faire pression sur les autorités de la ville pour préserver cet héritage historique. De son côté, Tess Johnston s’est fixé, avec son partenaire chinois Deke Erh – un photographe fou de vieilles pierres – une autre mission. Ensemble, ils recensent, photographient chaque vestige du passé, collectionnent des annuaires, des vieilles cartes, des périodiques ou des guides du début du siècle, avant qu’il ne soit trop tard. Neuf livres sont déjà nés de cette collaboration. « C’est notre façon à nous de sauver le patrimoine architectural occidental en Chine, confie Tess Johnston. Nous n’avons pas d’argent et pas de pouvoir. Quand tout aura disparu, il restera au moins nos images. »

A lire: «A last look, western architecture in old Shanghai», de Tess Johnston et Deke Erh, Old China Hand Press, Hongkong.