Santé
Trachome

Voyage de savoirs
Une idée arabe devient un traitement chinois

Dr Bertrand GRAZ, La Lettre n° 16, Fondation Ling, Lausanne, octobre 1997

Shanghai, rue Nanjing. On s’arrête devant une pharmacie. Le monde entier derrière une vitre: graines, feuilles, racines, pierres, organes séchés, griffes, coquillages, poudres, élixirs, pastilles, pétoles… le tout voisinant avec des boîtes d’antibiotiques et des assortiments d’aiguilles d’acupuncture. D’où vient la diversité de la « médecine chinoise »? On entre, on demande au pharmacien, homme très digne en blouse blanche et capet immaculé:

« – Les antibiotiques sont-ils chinois?

– Oui oui, ils sont fabriqués en Chine; et regardez ce nouveau médicament contre le paludisme, l’artémisine, il est produit à partir d’une plante connue depuis longtemps dans ce pays, et il commence à être employé dans le monde entier.

– Il y a de tout chez vous. Qu’est-ce que la médecine chinoise, alors?

– La médecine traditionnelle, vous voulez dire? Oh, il y a vraiment de tout. Tenez: il y a même de la médecine grecque, chez nous, apportée déjà à l’époque de la Route de la Soie, par les marchands iraniens. »

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Figure 1

Qu’est-ce qui est chinois et qu’est-ce qui ne l’est pas? Vaine querelle sans doute, si ce qui compte, c’est soigner, et de soigner toujours mieux. La question serait plutôt: les soins qu’on prodigue, comment faire pour les améliorer? Il y a les expériences personnelles, bien sûr, mais surtout celles des autres, qui s’ajoutent, se fécondent, enrichissent la panoplie des thérapeutiques, quand elles peuvent s’échanger et qu’elles ne sont pas bloquées par des préjugés ou des dogmes. Sans doute la circulation des idées est importante pour le progrès de la médecine, et de façon générale fait la force d’un mouvement de pensée. Pourtant, quand on observe le fonctionnement des groupes et sociétés, l’échange des idées semble souvent entravé et les nouveautés sont sommairement rejetées: qu’on pense, par exemple, aux résistances que les corporations médicales en Europe ont tenté d’opposer à la diffusion des médecines dites « parallèles » souvent ressenties comme des menaces à un monopole de vérité. Qu’on pense aussi, dans les domaines non-médicaux, aux résistances opposées en Chine contemporaine à la circulation d’information. Résultat? Un ancien médecin, devenu ethnologue en Asie, résume: « la médecine occidentale, c’est stressant et pas intéressant ». Pour la Chine contemporaine, un professeur de l’Université de Shanghai me le glissait à l’oreille, pendant un de ces incontournables et assommants et interminables banquets avec karaoké: « La culture chinoise? Y a plus que la bouffe! »

En Chine pourtant, dans le domaine médical, j’ai eu l’agréable surprise de rencontrer des savants très ouverts à la nouveauté, des gens remplis de courage scientifique, prêts à tenter une expérience sans précédent, sur des terrains peu connus, quitte même à sortir un peu de leur spécialité, à métisser leur savoir et à changer leurs habitudes de pensée. C’est ce qui m’a amené à essayer en Chine et avec des Chinois un nouveau traitement dont l’idée venait d’un village bédouin du Sultanat d’Oman. Voilà l’occasion de présenter un exemple de cette médecine chinoise contemporaine étonnante de verdeur, vénérable jeune vieille dame montrant une souplesse et une curiosité hors du commun, médecine en mouvement, inventive, capable d’intégrer les apports les plus divers.

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Figure 2

Mais je suis obligé de faire un détour par le Sultanat d’Oman.

1987: Alors étudiant en médecine à l’Université de Lausanne, je suis envoyé pour un stage au Sultanat d’Oman, où je devrai étudier les possibilités de prévention du trachome. Je ne me doute pas que ce mot, trachome, va m’accompagner pendant plus de dix ans. Maladie des yeux contagieuse, le trachome a pratiquement disparu d’Europe depuis le début du siècle. A l’échelle mondiale, c’est aujourd’hui encore l’une des deux causes les plus fréquentes de cécité, après la cataracte. Le trachome débute comme une conjonctivite, mais il déforme les cils, qui poussent alors en frottant l’oeil. C’est très douloureux et ça finit, si on n’opère pas à temps, par rendre aveugle. Que peut-on faire à ce moment? Si on vit dans un pays riche et organisé, on peut se mettre sur une liste d’attente pour la greffe de la cornée; si on vit dans le « Quartier Vide » de la Péninsule Arabe, ou dans le Delta du Nil, ou dans le désert de Gobi, il ne reste qu’à endurer son destin.

Pour l’étude, des étudiants Omanis, originaires des oasis de l’arrière-pays, des montagnes du Dhofar, des coins les plus reculés du désert d’Arabie, accepteront de partir pendant leurs vacances enquêter dans leur région d’origine. Ils observent que les victimes du trachome s’arrachent les cils qui frottent l’oeil, ce qui n’empêche pas de devenir aveugle, parce que les cils repoussent plus durs encore. Dans un village cependant, on colle les cils malades vers l’extérieur, sur la paupière, avec de la pâte ou un morceau de chewing-gum. Sur le moment, cette observation passe inaperçue dans la foule d’informations de toutes sortes que nous récoltons. Plus tard on se rappellera des étranges chewing-gums et on se demandera: « est-ce que de coller les cils à l’extérieur serait un véritable traitement? » Si c’en est un, peut-être que ce serait utile dans ces fréquentes situations où le malade ne peut pas recevoir l’opération à temps? Peut-être que nous tenons là un traitement inédit? Pour le savoir, il aura fallu dix ans de tractations dans la vie d’un entêté et une étude à Shanghai, – et surtout la réunion de volontés, trouvées nulle part ailleurs qu’en Chine, d’essayer une nouveauté un peu farfelue, de peu de prestige (pensez-vous: un remède de grand-mère arabe!) et de basse technologie.

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Figure 3

1996: Débarquement à Shanghai, à « l’Université médicale numéro deux »; comme viatique, une lettre d’invitation du « Département d’administration de la santé » et en tête quelques mots de mandarin passe-partout. Dans mes bagages, un prototype d’imitation du chewing-gum omani, sorte d’autocollant double face qui a déjà fait ses preuves dans mon entourage en Suisse, où j’ai pendant plusieurs semaines « scotché » les cils de tous mes parents et amis. Mais aucun n’avait un trachome; maintenant il s’agit d’essayer le nouveau traitement avec des malades.

Une collègue chinoise est venue avec moi de Lausanne, avec la tâche difficile d’assurer la liaison entre deux cultures et deux mondes scientifiques. Deux mondes? Les partenaires chinois travaillent pourtant en « épidémiologie », en « recherches sur les services médicaux » et en « ophtalmologie » – tout du terrain connu, pensais-je. Nous avons échangé des dizaines de lettres depuis des mois, nous avons décrit minutieusement la situation et nos hypothèses, nous avons peaufiné un protocole d’étude. Il ne restera plus qu’à se serrer la main et démarrer la recherche, pensais-je encore. Grande illusion! Ce qui aura été l’aspect peut-être le plus étonnant de ce travail, c’est la difficile recherche du consensus qui nous permette de travailler ensemble, que je vais tenter de résumer ici.

A peine les premiers mots échangés, nous nous apercevons que nos conceptions, qui semblaient si proches et si concordantes dans les lettres, diffèrent largement maintenant qu’il s’agit de les mettre en application. Qu’est-ce qu’une étude? qu’est-ce qu’une observation? que peut-on apprendre par l’expérience, et par quelle expérience? Les définitions même des mots ne se rejoignent pas. J’arrive avec la tête farcie des règles de réalisation d’un essai clinique selon les exigences de la méthode scientifique expérimentale; mes partenaires y opposent la volonté pragmatique de se faire rapidement une opinion personnelle sur une façon originale de traiter le trachome, et ceci en soignant quelques patients avec le nouveau traitement et en observant leur évolution. D’accord pour donner quelques apparences d’un « essai clinique contrôlé et randomisé », mais ne pas ralentir le travail avec des détails tatillons.

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Figure 4

Des détails tatillons? Pour moi, c’est toute la validité du travail qui est en jeu. D’une façon on récolterait quelques anecdotes, de l’autre, la façon scientifique tatillonne, on dégage des informations plus générales, utilisables ailleurs. Il est vrai qu’à première vue les deux approches se ressemblent: dans les deux cas on traite et on regarde ce qui se passe. Entre deux pourtant se dresse l’énorme et rébarbatif corpus de règles de la méthode scientifique. Règles qu’il faudrait appliquer si on veut tenter d’éliminer ces innombrables « facteurs de confusion » qui minent invariablement les expériences thérapeutiques passées au crible de l’analyse critique. Oui mais, disent les collègues, nous avons peu de temps, ce qui compte ce n’est pas de discuter dans un bureau, c’est de voir des malades. Nous nous expliquons longuement, nous tombons finalement d’accord sur un point: au fond nous sommes embêtés par un phénomène très simple. Quand on prend un traitement, une fois qu’on est, disons, traité et guéri – comment savoir ce qui se serait passé si on n’avait rien fait? Il n’y a pas deux épisodes de maladie semblables, même si l’individu (ou le « terrain ») change peu. Alors comment comparer?

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Trachome: extrait du manuel chinois

Pour lutter contre le trachome, qui touche les gens les plus pauvres et les moins lettrés, il faut pouvoir proposer des traitements simples, des traitements de masse, utilisables n’importe où. Pour cela il faut être en mesure de donner des conseils aussi anonymes que « en cas de cils qui frottent l’oeil, vous pouvez faire ceci. Point ». A mesure que je défendais cette thèse, je me rendais compte à quel point les termes que j’employais pouvaient être mal perçus. Traitements de masse? Conseils anonymes? Voilà qui va à l’encontre des bases mêmes d’une médecine scrutant les déséquilibres subtils de l’individu! Voilà qui pourrait aussi faire résonner les souvenirs parfois amers de l’Histoire récente, souvenirs de ces directives imposées de haut en bas à l’échelle nationale. Quand j’enchaîne « si vous voulez, Shanghai sera comme un laboratoire et sa population notre objet d’étude » je vois les sourires se figer. Mais enfin il faut bien pouvoir faire la différence entre l’effet de cet autocollant pour garder les cils hors de l’oeil, et le traitement habituel, l’épilation des cils! Shanghai un laboratoire: excusez-moi, c’était une plaisanterie. De bien mauvais goût, je le concède. Mais alors comment allons-nous faire? Le professeur d’épidémiologie sourit: « Ce qui compte, si nous faisons une expérience scientifique, c’est qu’elle n’en ait pas le nom. Il y a trop de gens pour qui ce mot, expérience, sur des humains, fait peur. »

Faire une expérience qui n’en soit pas une mais qui donne des résultats expérimentaux. Bien bien. Nous passons ainsi quelques jours dans des débats assez stériles et une atmosphère d’échanges formels. A mesure que la discussion avance, il devient clair que la méthode pragmatique nous apporterait des renseignements suffisants pour décider de donner ou non le traitement à d’autres malades. Une étude de « faisabilité », en somme. C’est cependant une considération politique qui emportera la décision. Si nous voulons pouvoir apporter des informations utilisables pour la lutte contre le trachome, c’est d’une expérience scientifique dans les règles que nous avons besoin. Ceci parce que les institutions comme le Ministère de la Santé ou l’OMS (l’Organisation Mondiale de la Santé) veulent ce genre d’information pour définir leurs stratégies.

Nous arrivons ainsi à un accord sur l’idée d’essayer de faire une étude scientifique selon les règles de l’art et de l’éthique, avec le supplément de travail que cela imposera. Avec la fatigue de ces longs palabres et une certaine connivence naissante, nous reconnaissons de part et d’autre que nous avons au fond, tous autant que nous sommes, très peu d’expérience dans la recherche et que ma foi il faudra nous débrouiller avec la mise en commun des quelques compétences de chacun. Je ne pense pas exagérer en disant qu’il aura fallu trois bonnes semaines de réunions très formelles pour qu’un climat de confiance s’installe. Peu à peu, nous sommes devenus comme une bande d’étudiants groupés pour un travail en commun, nous avons pu reconnaître nos limites et nos possibilités, nous avons glané ailleurs, par courrier, les savoir-faire qui nous manquaient, dans d’autres universités en Chine, en Suisse, aux Etats-Unis, sans que le lieu de provenance ait une quelconque importance, et ainsi le travail a vraiment démarré.

Lors de mon deuxième passage à Shanghai six mois plus tard, les conversations ont pu reprendre directement là où on les avait laissées, avec une tendance marquée à passer de plus en plus de temps autour de la table ronde chargée de spécialités shanghaïennes, ou au micro du karaoké. Les résultats de l’étude sont encourageants, coller les cils hors de l’oeil s’avère un traitement efficace et en général apprécié des patients. Nous projetons d’étendre l’expérience (pardon: le projet) à une région rurale en bordure du désert de Gobi.

Mais pour ceux qui ne sont pas atteints de trachome, je pense que c’est la genèse et l’évolution de cette collaboration qui est intéressante. De voir comment, passés les premiers contacts un peu formels et les difficultés à se mettre d’accord au-delà des « faux-amis » du langage, on peut trouver dans un milieu universitaire chinois une ouverture d’esprit qu’on a vainement cherchée ailleurs – voilà qui a, je l’espère, de quoi encourager des échanges et des collaborations avec les Chinois qui, en marge de l’actuel courant du « tout à l’économique », tentent de faire s’épanouir la vie scientifique, culturelle et intellectuelle. D’où vient la diversité de la médecine chinoise? La curiosité intellectuelle appréciée lors du travail présenté ici ne date pas d’hier et on peut supposer qu’elle a été un des ferments de ce foisonnement impressionnant.

Saravane, Laos, 28 avril 1997