Tutti frutti
Heurts et grandeur des autobus taïwanais

Le trafic automobile est intense à Taipei. Le transport individuel y règne sans partage, à l’image d’autres villes asiatiques. Intense est d’ailleurs peu dire. Chaque jour, les innombrables voitures, camions, autobus et motocyclettes (ces dernières représentent la plus forte concentration au monde) se pressent sur les rues, routes et autoroutes, voies rapides ou lentes qu’on empile joyeusement en couches successives : une sorte de Lego grandeur nature. Aux feux, plusieurs rangées d’adeptes de deux-roues pétaradants précèdent les files compactes de véhicules. Dès le vert, ou fortement anticipé, les vespadrilles se lancent à l’assaut du goudron, fuyant les plus gros et les plus lents.

Qu’en est-il des autobus justement? Il n’y a pas beaucoup d’étrangers qui s’y aventurent. La principale raison en est assurément que seule la langue chinoise est utilisée pour les inscriptions qui ornent les véhicules et sur les panneaux signalant les arrêts. Pour ceux qui jettent un œil à l’un des rares manuels explicatifs, ne parlons pas d’horaires, puisque seule une fréquence approximative est indiquée, ils se demanderont si l’appellation « casse-tête chinois » a été inventée par l’un de ses rédacteurs. Bref, rien ne vaut la pratique…

Une autre explication réside dans l’extraordinaire complexité du système, le caractère chaotique du trafic et la fatigue générée auprès des usagers. Pourtant, à première vue, les lignes sont nombreuses, les arrêts également, la fréquence, sur la majorité des parcours, élevée. Dans les encombrements quotidiens, les bus rivalisent d’agilité et d’agressivité pour conduire leurs occupants à bon port. Quant au confort, votre fessier ou vos biceps auront tôt fait d’apprendre qu’à part l’air conditionné, rien ne vous sera épargné.

Pas moyen d’avoir le ticket !

Plus d’un élément à de quoi surprendre celui qui malgré tout ose sauter dans le bus. Cette dernière expression est d’ailleurs à prendre au pied de la lettre. Les bus marquent à peine l’arrêt. Quelques fractions de seconde, et le véhicule repart vrombissant, dans un fracas de soupapes fatiguées et de portes automatiques brinquebalantes. L’arrêt est du reste un concept très relatif. Fréquemment, les panneaux signalant leur emplacement ont disparu, leurs inscriptions peuvent en avoir été effacées – le 307 passe-t-il bien par ici ? – ou vous pouvez vous voir décharger au beau milieu de la chaussée.

Il faut ensuite se rendre à cette évidence : pas de billet ! En effet, une tirelire transparente, située à l’avant du bus, attend votre obole : 12 dollars taïwanais par tronçon, soit l’équivalent de 60 cts suisses environ, en pièces sonnantes et trébuchantes que vous apprenez vite à mettre précieusement de côté. Si vous n’avez pas préparé votre monnaie à l’avance, vous êtes cuits, car vos mains sont accaparées par cette tâche indispensable : s’agripper! Se maintenir devient le principal souci et relève de la performance physique, sinon on risque d’expérimenter violemment les méfaits de la force centrifuge. Un avertissement vous met d’ailleurs en garde: « les conditions du trafic sont très changeantes, veuillez vous tenir solidement » ! Cette météorologie de la circulation se mesure au nombre d’hématomes et de pieds écrasés qui menacent tout débutant. D’ailleurs, lorsqu’il n’est pas caché du fait de l’affluence, un panneau lumineux, lettres rouges sur fond noir, vous avertit que le bus freine, traduisez: plante sur les freins ou tourne à droite, équivalent à : vire sèchement dans cette direction. Remarquez que l’enseigne lumineuse vous remercie aussi de votre passage…

Mais vous ne vous êtes toujours pas acquitté du montant de votre course. Un sursis vous est accordé si le paiement se fait lors de la descente… et non de la montée. Comment le savoir ? Un tableau électrique pour les bus les mieux dotés, parfois une inscription manuscrite sur un morceau de carton, vous indique en chinois à quel moment glisser vos piécettes dans l’objet destiné à cet effet. Mais gare ! Au beau milieu du trajet, cela peut s’inverser ou, sur certaines lignes, le paiement se fait toujours à la montée… ou à la descente!

Que l’on doive déposer 10 dollars, tarif étudiant, ou 12 dollars par tronçon, voire 24 si l’on parcourt une de ces longues lignes qui se faufilent du centre-ville à la banlieue, les chauffeurs ont l’oreille pour déterminer si le tintement de la monnaie correspond bel et bien au parcours réalisé ou à effectuer ! Le malheureux qui tablerait sur une distraction du conducteur pour glisser un montant insuffisant, risque non seulement un sec rappel à l’ordre, mais l’immobilisation du véhicule jusqu’à versement de l’intégralité du prix ou encore d’être poursuivi par le bus toutes portes ouvertes… Autre détail organisationnel qui a son importance : le plus souvent, on entre et on sort par la même porte ! A des fins de contrôle, la deuxième porte, celle de l’arrière, reste, la plupart du temps, obstinément fermée. Si bien qu’il faut attendre que tous ceux qui descendent à un arrêt aient quitté le véhicule, pour pouvoir y monter. Lorsque trente lycéens arrivent à destination et lancent successivement leur contribution dans la tirelire, vous pourrez patienter en appréciant ce Glockenspiel improvisé qui vous rappelle que Money makes the world go around.

Êtes-vous arrivé à destination ? Le savoir constitue une réelle difficulté, vu la disparition et l’état des panneaux dont nous avons parlé plus haut. Il convient de toujours regarder au-dehors pour connaître votre progression. Si les autobus affichent un plan de ligne, la taille des noms en caractères chinois semble avoir été choisie par des opticiens sadiques. De nuit, déterminer l’endroit où l’on se trouve est encore plus hasardeux. Étant donné que ces véhicules sont souvent bondés aux heures de pointe et que vous avez déjà compris que c’est la porte avant qui vous délivrera, vous avez intérêt à anticiper votre sortie.

Ces fous volants dans leur drôle de machine

Les bus, dont une bonne partie est de fabrication hongroise, sont d’âge très disparate. Usés jusqu’au dernier boulot, ils semblent avoir survécu à Mad Max III : sièges éreintés, accoudoirs qui tiennent par habitude. Les milliers de kilomètres parcourus ont provoqué du jeu entre les tôles, le moteur a ce bruit romantique d’un bombardier au décollage. Qu’ils soient bus hors d’âge ou droit sortis de l’usine, leur intérieur est lavé chaque jour à grande eau. Quant à l’extérieur, il rappelle que l’air ambiant n’est pas exactement celui que l’on respire au bord de l’océan.

Chaque chauffeur a créé son propre univers. A défaut de pouvoir influer sur les conditions de circulation, le conducteur personnalise son bus : radio-cassettes distillant à pleins tubes la musique ou l’émetteur de son choix, décorations diverses, adaptation du siège par des moyens appropriés. Celui de la ligne 218 semble habiter dans son engin : plantes vertes sur le tableau de bord, brosse à dents à côté de la clé à molettes, thé, cigarettes et les inévitables « betelnuts », ces noix d’arec tant prisées par les chauffeurs taïwanais en manque de stimulation.

Car il en faut du tonus pour se glisser dans les bouchons permanents, résister à la fatigue de cette conduite si astreignante, au bruit et aux horaires longs comme un jour sans riz. Certaines lignes circulent plus «paisiblement», d’autres ont établi des primes à la course. Conséquence: ces bus-là roulent à tombeau ouvert ! Tel ce chauffeur de la ligne 247, l’une des plus agitées, baladeur bien calé aux oreilles, pied sur le tableau de bord, frôlant les autres usagers du trafic à 60 ou 80 km/h dans des rues toujours encombrées. Il slalome d’une piste à l’autre, force le passage plus souvent qu’à son tour, use et abuse de l’avertisseur. Cette conduite virile transforme ses hôtes provisoires en autant de sac de patates, qui riment ici avec harengs en caque. Les pilotes de ces formules Un urbaines ne lésinent guère sur l’accélérateur, les boîtes à vitesses crient ou pleurent… les autobus vibrent de partout… et que sautent les piécettes dans la grande tirelire!

Et pourtant ça marche…

L’actuel maire de Taipei, pour la première fois il s’agit d’un élu du Parti démocratique progressiste (indépendantiste), tente d’améliorer le sort des autobus. Des couloirs spéciaux leur sont maintenant réservés sur quelques axes principaux. Cela constitue un indéniable progrès, bien que ces couloirs se trouvent souvent encombrés par les… autobus. Le nombre de lignes est tel sur maints tronçons qu’aux heures de pointe, ils doivent attendre pour faire l’arrêt. Une fois sortis de ces zones privilégiées, les chauffeurs retrouvent l’habituel capharnaüm.

Si les passagers arrivent à destination dans des délais somme tout raisonnables au vu de l’extrême congestion de la circulation et du pugilat automobile, ils le doivent donc à la virtuosité et à la rugosité des chauffeurs. Le système fonctionne à la chinoise : peu importe l’organisation pourvu que cela marche ! Les défauts (trafic constamment engorgé, complexité excessive pour les usagers, inadaptation des véhicules au trafic urbain) se trouvent compensés par le facteur humain.

Depuis peu, une carte multi-courses a été introduite. Pour les autobus qui en sont équipés, à côté de la tirelire trône un horodateur. Le système choisi est encore plus lent et plus incommode que le jet des 12 dollars. En effet, la carte est engloutie complètement par la machine, avant de ressortir. Pour deux sections, il faut le faire deux fois, d’où une perte de temps supplémentaire! Quant à mettre ces automates aux arrêts ou à établir un abonnement mensuel ou annuel… mystère!

Comme souvent dans les grandes villes, la réflexion sur les transports en commun vient tard. On tente de plaquer un système de transport sur une réalité existante, sans trop toucher au trafic et aux habitudes. Ainsi, en est-il du métro aérien de la première ligne de Taipei (système automatique léger VAL de Matra pour les connaisseurs). Les deux voies aériennes reposent sur de gros piliers en béton à 15 mètres du sol, placés au milieu de la chaussée. Le trajet en est ponctué par les immenses protubérances que sont les stations. Cette ligne entre dans l’ambitieux programme d’équipement en métro dont la ville veut se doter. Ce seul tronçon a été mis en service cette année, après des retards considérables et un dépassement de crédit qui en fait le métro le plus cher du monde.

Les actuels démêlés de Matra avec les autorités de la ville au sujet du métro aérien laissent penser que les bus de Taipei ont encore de beaux jours devant eux et de longs rubans d’asphalte à dévorer.

Adrien SCHNORKELL

12 septembre 1996