Mémoire sur les études chinoises à Genève et ailleurs

Jean François BILLETER

Note de lecture, 4 février 1999

La Suisse et l’enseignement de la culture chinoise

Comment enseigner le chinois? Au-delà d’une langue, c’est l’approche d’une autre manière de penser et d’autres valeurs, loin de notre économisme occidental.

C’est un opuscule de quelque cent pages: Mémoire sur les études chinoises à Genève et ailleurs, par Jean François BILLETER. Le profane, avant lecture, croit que l’ouvrage s’adresse aux spécialistes; mais lui, il ne connaît pas le chinois et il n’a ni la patience, ni le temps libre, ni la capacité pour envisager un tel apprentissage, difficile entre tous. Pourtant Jean François BILLETER s’adresse à tout un chacun. Depuis 1976, il a enseigné à l’Université de Genève la langue chinoise. Professeur correctement payé par la République (fort peu si l’on calculait le salaire horaire à partir du temps consacré à cette tâche), il rend compte de son travail. C’est un acte civique rare.

De la langue chinoise

Avec un sens remarquable de la didactique, l’auteur rappelle d’abord les spécificités de l’écriture chinoise. Elle n’est pas phonétique, même si elle incorpore quelques données phonétiques dans certains mots composés, elle n’est pas hiéroglyphique.

De bonnes études impliquent la connaissance de quelque deux à trois mille caractères, ce qui permet de noter plusieurs dizaines de vocables. La complexité de la langue classique, même si ont été cherchées et imposées quelques simplifications, est pourtant un facteur essentiel d’unité dans ce pays qui subit des pressions centrifuges. Les prononciations locales n’altèrent pas l’unicité des caractères, de même qu’un chiffre arabe, 5 par exemple, est prononcé cinq ou cinque ou five. La Chine ne connaît pas l’éclatement des langues comme l’Inde. L’écriture, au pinceau (et non pas au stylo qui a gagné la Chine aussi) est de surcroît une des formes des beaux-arts et on se référera avec plaisir à l’ouvrage que Jean-François BILLETER a consacré à cet art (Skira 1989).

Les difficultés techniques de l’apprentissage font partie de la démonstration de l’enseignant BILLETER. Mais il faut aller au-delà. La phonétique occidentale crée une habitude mentale qui va de l’alphabet à la prononciation du mot et du mot à l’idée. D’où par exemple l’importance dans l’histoire de la philosophie occidentale de la querelle entre nominalistes et réalistes. Mais si le langage structure la pensée, il est évident qu’une langue où les mots écrits sont chacun, à la fois, un objet et un signe, et pas simplement la notation d’un son grâce à une combinatoire simple, développera une autre manière de penser. Et lorsqu’il s’agit d’une civilisation de l’importance de celle de la Chine, il faut passer par son écriture et sa langue pour comprendre vraiment de l’intérieur sa différence et son apport au patrimoine de l’homme.

Comment, en quelques heures d’enseignement, permettre à un étudiant de lire «dans le texte» la langue classique chinoise, de parler chinois. Il faudrait à la fois une dotation forte en assistants pour permettre un bon encadrement et un nombre d’heures qui rendent possible une sorte d’immersion. Or l’étudiant en lettre doit choisir trois branches; le plus souvent le chinois n’est pas sa langue principale. De surcroît, l’Université de Genève, dans les années 70, fut ambitieuse, créant un enseignement de la langue chinoise, de la langue japonaise, de la langue arabe.

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Puis à l’heure des restrictions budgétaires, elle a maintenu l’ambition, mais chipoté sur les moyens. Payant de sa personne, J. F. BILLETER a surmonté, à coup d’heures supplémentaires, les difficultés, auxquelles s’ajoutent les charges d’une université voulant s’autogérer. Mais après, mais après lui? Il fait quelques propositions, finalement modestes. La réforme semble pourtant plus fondamentale.

Faut-il d’abord maintenir un tel enseignement qui est aussi dispensé par l’Université de Zurich? La réponse est affirmative, même si l’on peut mieux hiérarchiser, J. F. BILLETER le fait, les degrés de connaissance exigibles des étudiants. Car la Suisse a apporté une contribution remarquable à cette discipline. Il fait citer notamment les Vaudois Edouard CHAVANNES et Paul DEMIÉVILLE qui, tous deux, enseignèrent au Collège de France, et J.-F. BILLETER lui-même, notamment sa contribution à l’Histoire des mœurs dans l’Encyclopédie de la Pléiade. Il est évident, aussi, qu’il s’agit d’une tâche d’importance nationale et que Genève et Zurich devraient recevoir une aide ciblée, que rendra possible, espérons-le, la nouvelle loi sur les Universités. L’enjeu financier est de toute façon de faible envergure. Raison supplémentaire pour agir. Enfin la collaboration européenne, notamment avec Paris et Aix-en-Provence, peut être renforcée.

De la civilisation

J. F. BILLETER sent que réclamer quelques heures supplémentaires en dotation, c’est à la fois vital, mais superficiel. La culture chinoise, il l’oppose, comme une autre manière de penser, à l’économisme rationalisant qui est la pensée dominante occidentale. Mais il ne peut pas ne pas voir que la Chine, elle aussi, est gagnée par cet économisme-là. Il s’en désole. Faisant un pas de plus, il voudrait que l’Europe ou la Suisse bâtissent d’autres modèles. Il reprend, mais sans la développer, l’idée du salaire universel. Et, en fin de compte, au-delà de l’acte civique, de l’exposé didactique, de la revendication réformiste, c’est l’intérêt majeur de l’opuscule: ce déchirement entre le ici et le là-bas chinois, entre le petit plus s’ajoutant à l’existant et le désir de vivre dans une civilisation aux valeurs plus essentielles.

ag