Archives – 1999
Visite d’État du président de la République populaire de Chine JIANG Zemin
Revue de presse et autres réactions

Le Matin du 31 mars 1999

Reproduit ici avec l’aimable autorisation de M. Christophe GALLAZ et du journal Le Matin que nous remercions.


Retour sur incident

Christophe GALLAZ, journaliste et écrivain

Le couac sino-suisse ne fut peut-être pas qu’un enchaînement d’infractions au protocole: et si la Suisse voulait se grandir, face aux puissants, en leur faisant la morale?

L’incident diplomatique survenu la semaine dernière à Berne, entre le Gouvernement helvétique et le président chinois JIANG Zemin, donne à méditer bien au-delà de lui-même et des protagonistes qu’il a mis en présence. Il conduit à nous interroger sur l’identité non pas des individus mais cette fois-ci des États, sur la légitimité des démarches d’ingérence que ceux-ci s’arrogent parfois envers les nations extérieures, et sur cette question de métaphysique: le corps de morale qu’on appelle les « droits de l’homme » doit-il réellement transcender les usages locaux, les manières qu’on a dans telle région du monde de concevoir le Bien et le Mal, ou de définir les notions de justice et de progrès?

Ce qui s’est produit à Berne illustre en effet bien davantage qu’un manquement aux usages de la politesse et du protocole dont se seraient rendus coupables soit le Conseil fédéral irrespectueux des susceptibilités chinoises, soit JIANG Zemin excessivement irascible. Il illustre la difficulté considérable de nous mettre en relation, les individus comme les États, avec l’Autre. Pour formuler la chose par analogie technique, disons que le plus bas paramètre commun de la connexion n’a pas été trouvé. A partir de là, on pourrait disputer à l’infini (piège dans lequel nos médias romands sont naturellement tombés) pour savoir qui des Suisses ou qui des Chinois ont failli: ceux-ci devaient-ils savoir qu’ils allaient séjourner dans un « pays démocratique »? Ceux-là devaient-ils se rappeler qu’ils accueillaient un visiteur arrivé d’un pays où « les lois élémentaires de la démocratie sont quotidiennement bafoués »? Pas de réponse.

Pas de réponse, car l’intéressant réside sans doute ailleurs, sur un plan plus élevé de la problématique. Ce qui frappe est d’observer à quel point l’ensemble des principes qu’on a rangés sous l’appellation des « valeurs fondamentales » se sont globalisés durant les deux dernières décennies, au sens davosien du mot, à partir de la vieille Europe qui valorise par leur biais son patrimoine intellectuel et philosophique hérité des Lumières, et des États-Unis qui s’en font une tenue de camouflage pour aller administrer d’autant plus férocement, dans la perspective exclusive de leurs profits, le reste de la planète.

Regardé sous cet angle, ce progrès des normes évoquant la fraternité des peuples et leur solidarité n’est donc peut-être en réalité que la couverture bienséante d’une mainmise renouvelée, crypto-coloniale si l’on peut dire, de certains pays puissants sur certains pays qui le sont moins. Il est étrange de constater à quel point la dialectique des Droits de l’homme invoquée par les États désigne en vérité moins leur souci concret des personnes ou de l’être humain que leur volonté de s’affirmer dans le concert économique et politique des nations. Le cas des États-Unis est comme chacun le sait sidérant à cet égard, qui ne cessent de ferrailler tous azimuts en arguant abusivement des plus nobles causes tout en continuant d’exterminer leurs condamnés à mort en prison, et de ne pas signer le traité qui les forcerait à l’interdiction des mines de guerre.

On peut faire une lecture à ce même niveau des péripéties survenues à Berne la semaine passée, et se dire que la Suisse s’est laissée rattraper, dans cette affaire, par ce qu’on pourrait nommer son inconscient frustré. Notre pays tire depuis longtemps sa confiance en soi du fait industriel, commercial et financier. Mais il n’existe pas en termes de données démographiques, politiques et militaires, sinon sur le registre de l’entremise diplomatique en faveur de tiers, qui est à la notion de puissance ce que le cartilage est à l’os. Autrement dit, en accueillant JIANG Zemin comme il l’a fait, c’est-à-dire insolemment à l’aune de son devoir d’État, notre Gouvernement s’est subrepticement vengé du sort minuscule où les fatalités de l’Histoire nous ont jetés à maints égards: faire une leçon de démocratie locale au représentant de la nation la plus nombreuse de la Terre, c’est se grandir extraordinairement à ses propres yeux et croire qu’on endosse, enfin, un rôle de dimensions universelles. Nous serions là, comme on voit, dans la mécanique des pouvoirs et non dans une bataille quelconque d’idéaux.