L’Asie à nos portes

Jean François BILLETER, professeur d’études chinoises à la Faculté des lettres

Campus, n° 26, décembre 1994

L’économie suisse investit une part croissante de ses ressources en Extrême-Orient, mais se soucie peu de former de vrais spécialistes… En anticipant ces besoins et en proposant de nouvelles filières de formation, l’Université a un rôle évident à jouer.

Les équilibres mondiaux se modifient, l’Extrême-Orient est en passe de devenir l’un des principaux centres de gravité de monde de demain. Le Japon est désormais l’un des premiers foyers d’innovation technologique, la Chine est en pleine mutation et va devenir une puissance économique de premier plan. Ce ne sont là que deux aspects de transformations qui ont de multiples dimensions politiques, sociales et culturelles et comportent de nombreuses inconnues, surtout dans le cas de la Chine. De la Corée à l’Indonésie, bien d’autres pays sont parties prenantes dans la genèse d’une Asie orientale nouvelle.

Les milieux économiques de notre pays réorientent une partie croissante de leurs activités en direction de ce nouveau monde, mais se soucient peu pour l’instant de former les gens dont ils auront besoin demain pour y agir avec succès. En Chine, par exemple, la plupart des entreprises suisses s’en remettent à des associés de Hongkong du soin de gérer leurs relations avec leurs partenaires chinois mais, à partir de 1997, l’autorité de ces associés risque d’être rapidement remise en question.

Des médiateurs sont indispensables

Contrairement à leurs collègues allemands notamment, nos chefs d’entreprise ne semblent pas encore bien se rendre compte qu’ils auront bientôt besoin non seulement de cadres, mais de véritables médiateurs, c’est-à-dire de collaborateurs parlant couramment la langue du pays, connaissant ses mentalités, ses coutumes et ses institutions, possédant donc des connaissances historiques et, plus que cela, une culture chinoise. L’expérience montre que quelqu’un qui sait la langue et connaît la culture du pays rend aussi de beaucoup plus grands services du fait qu’il tire personnellement profit, sur le plan intellectuel et humain, des tâches qu’il assume là-bas. Cela vaut pour tous les pays de l’Asie orientale – et autant pour la diplomatie ou le journalisme que pour les affaires.

Certains responsables s’en rendent compte, mais les entreprises ont tellement réduit leur personnel, par souci de rentabilité, qu’il ne leur reste pratiquement aucune marge de manœuvre pour former – autrement que de la manière la plus hâtive et la plus superficielle – les collaborateurs qu’elle envoie dans des pays de vieille culture comme le Japon et la Chine. L’Université a ici un rôle à remplir. Elle doit tenter d’anticiper ces besoins futurs, de proposer aux jeunes gens que ces perspectives intéresseront 1a formation nécessaire, et de donner du même coup aux études orientalistes des impulsions nouvelles. De manière plus générale, elle doit se préoccuper de préparer les échanges scientifiques, intellectuels et culturels de demain entre l’Europe et l’Asie orientale.

Le Conseil suisse de la science intervient

Dans deux rapports publiés ou début de cette année, le Conseil suisse de la science a fait à cet égard plusieurs propositions. Leur réalisation exige des moyens difficiles à dégager actuellement à cause des difficultés budgétaires, mais une politique est proposée. L’un de ses éléments consiste à créer de nouvelles filières de formations, peut-être un nouveau type de licence permettant de combiner le chinois et le droit, par exemple, ou le japonais et les sciences économiques. Là, l’obstacle n’est pas financier, mais technique, comment définir de telles licences, comment s’assurer qu’elles aient une réelle valeur ? Comment organiser le programme ne serait-ce que sur le plan des horaires ? Est-ce bien à de nouvelles licences qu’il faut songer ou faut-il préférer d’autres formules de 3e cycle par exemple ? A Zurich, un diplôme d’études supérieures de japonais est à l’étude, qui pourrait être organisé conjointement par l’université et l’EPFZ.

A Genève et à l’échelle monde, des consultations sont en cours. Bien qu’il soit trop tôt pour dire ce qu’il en sortira, il a paru bon de signaler aux lecteurs de « Campus » que quelque chose bouge et que de nouveaux champs d’action s’ouvrent pour ceux qui s’intéressent à l’histoire en train de se faire et aux rencontres entres cultures.