Archives – 1999
Visite d’État du président de la République populaire de Chine JIANG Zemin
Revue de presse et autres réactions

Courrier des lecteurs
3 avril 1999

Reproduit ici avec l’aimable autorisation du journal Le Temps que nous remercions.


Quand la Suisse s’éveillera

Elena CAMESI JANKE
Maître en psychologie et sinologie à l’université de Paris VII

Les « experts « ont interprété la réaction «d’irritation» de JIANG Zemin comme une question de perte de face. Je pense quant à moi qu’il ne s’agit pas du tout de face, mais de colère pour ce qu’il a perçu comme un coup monté par le gouvernement suisse. Est-ce que sa perception est juste? Sans aucun doute. L’insistance de Mme DREIFUSS, dans les jours précédant la visite, sur sa volonté de soulever la question des droits de l’homme, de laisser libre cours aux «expressions démocratiques», la réception d’une délégation de Tibétains de sa part, le déploiement du grand drapeau tibétain à Berne, etc. ont donné l’impression aux Tibétains qu’ils avaient l’appui des autorités helvétiques, ce qui les a encouragés à manifester le jour de l’arrivée de JIANG Zemin à Berne. Cette politique a eu aussi pour effet d’attiser, dans la presse et l’opinion publique, une attitude déjà généralement hostile à l’égard de la Chine.

Sur tout cela JIANG Zemin était naturellement très bien informé. Il arrive chez «ses amis suisses» en sachant que, en dépit de leurs déclarations, ils cherchent de fait à le piéger. Mais le stratagème était médiocre, car visiblement ses auteurs ne le maîtrisaient qu’à moitié et, par légèreté, ils n’avaient pas calculé précisément toutes les conséquences de leur politique. Son reproche au gouvernement suisse de « ne pas savoir gérer le pays », rassurons-nous, est rhétorique ; il équivaut à « ne pas savoir gérer jusqu’au bout sa stratégie», c’est-à-dire manquer de diplomatie. Ce que JIANG Zemin a appelé «désordre» est ce manque de contrôle, cette confusion entre amitié et hostilité qui ne mesure le poids ni de l’une ni de l’autre. Et en nous disant: «Vous avez perdu un ami chinois», JIANG Zemin nous a invités à assumer notre hostilité et ses conséquences.

Cela dit, ce qui est en question ici, ce n’est pas la démocratie, mais simplement le manque de politesse et de tact. De plus, s’il est vrai que ce ne sont pas là des qualités très développées chez les Helvètes – un quotidien suisse alémanique a pu traiter JIANG Zemin de panda géant (!) –, le piètre accueil réservé au président chinois témoigne de quelque chose de bien plus grave: notre ignorance absolue de ce qu’est le monde chinois. Malgré les formules rhétoriques de la présidente de la Confédération, qui a parlé de respect et de meilleure connaissance réciproque des deux cultures, son attitude comme celle de l’opinion publique suisse montrent une tout autre réalité. Si les Chinois ont une bonne connaissance de notre culture, nous ne savons à peu près rien de la leur, et d’ailleurs elle ne nous intéresse pas. Cette ignorance s’accompagne d’une arrogance que nous avons héritée de la mentalité coloniale et missionnaire, et qui nous fait croire que nous sommes en droit et en devoir de donner des leçons d’universalité aux Chinois, notamment sur les droits de l’homme, en ignorant cependant tout de leur histoire, de leur système politique, de leurs valeurs et – excusez-moi de le dire – de leur puissance. Le fait que le professeur BILLETER, sinologue émérite, qui s’est battu, sans trop de succès, pour que les études de sinologie reçoivent une plus grande considération de la part des pouvoirs publics, a tout juste été bon pour servir d’interprète lors de cette visite montre à quel point dans ce pays on n’est pas conscient de l’importance de la Chine et donc de la nécessité de mieux la connaître. Cette connaissance est indispensable si nous sommes véritablement intéressés à établir un dialogue avec les Chinois.

La « gaffe bien suisse» (F. KOLLER, Le Temps 26.3.99) dévoile également une incapacité de percevoir la dimension mondiale et la dimension historique qui sous-tendent la première visite d’un président chinois en Suisse. JIANG Zemin a fait ressortir par contraste cette étroitesse des horizons suisses, lorsqu’il a évoqué d’une part le «courant historique de la paix» caractérisant selon lui l’époque actuelle et, d’autre part, sa militance dans le Parti communiste à l’époque de la guerre contre le Guomindang. Ce sens de la profondeur du temps historique, typique de tous les dirigeants chinois qui se sont formés en lisant les Annales des 24 Dynasties et qui ont vécu en première personne les convulsions de la Chine moderne, amène JIANG Zemin à nous signifier que la réalisation d’un régime plus juste, conférant des droits plus étendus aux citoyens, se joue entre la vie et la mort, la guerre et la paix, la ruine ou le salut de la Nation. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre ses déclarations où il souligne la contribution que la Chine apporte à la stabilité et à la paix mondiales par ses efforts de maintenir son propre équilibre interne.

Quel contraste avec la manière frivole de traiter le sujet des droits de l’homme qui semble prévaloir chez nous: un élan charitable myope, basé sur une idée abstraite du monde, qui fait perdre toute efficacité pratique à ces valeurs fondamentales de notre civilisation. D’une part la diaspora tibétaine, qui n’a de toute évidence aucun projet politique, mais se contente de petites provocations médiatiques – et jamais ne quitterait la Suisse, où il fait bon vivre, pour rejoindre les concitoyens moins fortunés dans un éventuel Tibet indépendant et théocratique; de l’autre les supporters suisses, pour lesquels le « freetibetdialog» est un loisir New Age à côté du ski qu’ils iront pratiquer le lendemain.

Le fait que même nos autorités et nos politiciens semblent pencher pour cette mouvance est assez inquiétant. A en croire la presse en effet, les milieux politiques seraient assez fiers de ce qui s’est produit, la Suisse ayant donné une leçon de démocratie au colosse chinois. Si c’est réellement leur opinion, il faut dire que la pensée suisse est vraiment petite. Petite aussi, s’ils croient que l’incident n’aura pas de conséquences. Les Chinois ont une mémoire et ils ne vont pas oublier de sitôt. Notre étourderie va avoir un prix, alors qu’elle n’a rien apporté ni à la Suisse, ni à la Chine, ni au Tibet – relations diplomatiques très difficiles, dialogue sur les droits de l’homme rayé de l’ordre du jour, relations économiques gênées. Le seul élément positif du coup de semonce de JIANG Zemin aura peut-être été de nous réveiller de notre léthargie auto-satisfaite.